Peu à peu, les idées d’Epic se précisent. Après un lancement en fanfare, il était difficile d’imaginer de quelle manière l’Epic Games Store tiendrait toutes les promesses faites aux développeurs et éditeurs. La protection contre les comportements des joueurs jugés nocifs figurait en bonne place. Comment l’éditeur compte-t-il résoudre le problème ?


La stratégie du groupe était jusque-là restée dans le flou. Le système d’évaluation de Steam contre lequel l’EGS tente de s’ériger présente aux yeux de nombreux éditeurs une faille conséquente : la possibilité pour les joueurs de déverser leur mécontentement sans limite, et souvent pour une raison extérieure au jeu lui-même. Ce phénomène, nommé « review bombing », peut faire dégringoler la note moyenne d’un jeu, et ainsi dissuader des acheteurs potentiels – ce alors que le contenu du jeu lui-même n’a pas changé d’un pouce. La polémique récente autour de Rainbow Six : Siege a montré que des joueurs pouvaient utiliser les évaluations pour critiquer les choix commerciaux d’Ubisoft. La raison pouvait apparaître triviale, ou au contraire cruciale, selon le point de vue ; toujours est-il que dégrader la note du jeu alors que celui-ci n’avait pas bougé d’un iota est une décision critiquable.

« Un système radical, protecteur, exactement ce que les éditeurs désiraient selon Epic. Ou peut-être pas. »

La recherche d’une solution équilibrée pour éviter ce genre de situation est un problème de taille : comment limiter les raids négatifs injustifiés (du point de vue du jeu lui-même) tout en laissant aux joueurs une liberté d’expression suffisante pour souligner les problèmes quand il y en a ? Interdire tout commentaire aurait évidemment plus d’effets négatifs que positifs, car l’absence d’appréciation laisserait les joueurs dans le flou, réduisant les probabilités d’achat. Les baisses de ventes affecteraient alors tous les jeux, et non plus seulement les quelques malchanceux. Il est tout aussi impensable d’espérer modérer chacun des commentaires publiés, pour relever si celui-ci parle bien du jeu et non de la politique commerciale de l’éditeur par exemple.

Un tweet récent du fondateur et patron d’Epic, Tim Sweeney, dévoile la solution actuellement privilégiée par Epic. La plateforme évoque la possibilité de laisser le choix à l’éditeur : soit il autorise la publication d’évaluations à propos de son jeu, soit il la refuse totalement. Un système radical, protecteur, exactement ce que les éditeurs désiraient selon Epic. Ou peut-être pas.


Pourquoi un studio refuserait-il les évaluations ? La question peut paraître bête, mais elle soulève des points importants. Comme on l’a dit, empêcher totalement l’expression des joueurs sur la plateforme rend la recherche d’informations plus difficile, ce qui peut dissuader certains d’acheter. Dans quel cas serait-il donc rationnel d’interdire les évaluations ? A partir du moment où leur existence serait plus dommageable aux ventes que leur absence.

« Ce sont donc les blockbusters des gros éditeurs qui risquent les premiers de profiter de cette occasion de bâillonner la critique. »

Calmons-nous tout de suite : ça ne veut pas dire que des jeux minables pourront empêcher les joueurs de dénoncer leur médiocrité. Au vu de l’attention portée par l’EGS aux jeux qu’ils vendent, aucune daube comme on en trouve des milliers sur Steam ne franchira ses portes de sitôt. Les jeux indés fonctionnent encore énormément par le principe du bouche-à-oreille et de la recommandation, et ne peuvent donc pas se priver de la manne que constituent les évaluations positives parce qu’ils ont peur de quelques mécontents. De ce côté-là, les évaluations risquent fort d’être adoptées de manière systématique.

En revanche, les jeux qui par leur présence saturent déjà les canaux de communication traditionnels, qui font la couverture de tous les magazines, qui paient des spots de pub omniprésents sur Youtube ; pour ceux-là, les recommandations sont plus un supplément qu’autre chose. L’étiquette « AAA » qui leur est collée sur la tête et les campagnes publicitaires pre-launch suffisent à leur garantir un relatif succès. Ce sont donc les blockbusters des gros éditeurs qui risquent les premiers de profiter de cette occasion de bâillonner la critique. Parce que leur politique commerciale est la plus agressive1 et la plus exposée ; parce que leur marché les expose toujours à une forme d’indigestion de la part des joueurs ; parce que les problèmes techniques sont souvent omniprésents au moment du lancement – et même après… Pour toutes ces raisons, les grosses productions ne manqueront pas d’éviter les évaluations, en particulier s’ils attendent des retours mitigés – la campagne marketing calibrée au millimètre se chargera alors de faire croire aux joueurs que « ce jeu est trop cool ». Et les notes attribuées par les magazines les plus connus, souvent déconnectées de la réalité de l’expérience du joueur2, ne seront qu’une bien pauvre boussole.


Laisser le choix aux éditeurs n’est donc pas la bonne solution. Non pas parce que la liberté d’expression va disparaître de manière générale, mais parce qu’une fois de plus ce sont les acteurs les plus gros et les plus installés qui profiteront de cette occasion de faire passer des expériences moyennes (au mieux) pour le jeu du siècle. Les joueurs, réduits aux réseaux sociaux et aux commentaires sur les pages web des magazines pour faire entendre leur mécontentement, ne vont sans doute pas déclencher un torrent de haine de niveau Diablo Immortal chaque fois qu’un jeu publié sur l’EGS refusera les évaluations. Leur colère se fera donc moins vive, et l’effet recherché par les éditeurs (noyer les critiques restantes sous le flot du marketing et des évaluations déconnectées des magazines les moins critiques) sera atteint.

Mais c’est bien sur Epic que risquent de retomber les plus gros problèmes. Il a beaucoup été dit que la plateforme faisait assez peu à l’heure actuelle pour séduire les joueurs, au-delà du « J’ai dépensé sans compter » à coups de jeux gratuits. Mais les décisions de Steam ont toujours force de loi implicite sur les plateformes PC, et la norme est aujourd’hui à l’évaluation totalement libre. S’écarter de ce chemin revient à s’aliéner encore un peu plus des soutiens indispensables ; qu’Epic le veuille ou non, sur les plateformes numériques ce sont le plus souvent les joueurs qui attirent les éditeurs, pas l’inverse.

Faut-il par ailleurs rappeler que ce choix ne traite absolument pas le problème initial ? L’éditeur assez sympathique (ou nécessiteux) pour accepter les évaluations n’a aucun moyen de filtrer les comportements « toxiques » des autres. Dans le langage scolaire, ça s’appelle un hors-sujet. Il serait donc judicieux de revoir sa copie.

 

Et vous ? Êtes-vous pour ou contre le système proposé par Epic ? Laissez votre avis en commentaire !

 

1 Les microtransactions sont aujourd’hui dans tous les AAA, mais le cas Star Wars Battlefront 2 devrait les inciter à tuer la contestation dans l’œuf.

2 Il y a bien sûr plein de magazines indépendants et de qualité (lisez Canard PC) ; au sujet de la note, je vous met un lien vers un article très sympa du site Play n Travels sur la pertinence de la note aujourd’hui.